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PLUME FRAGILE
10 mars 2008

LA REVELATION

Le printemps s’annonce doux et précoce. Bien planté sur ses deux jambes, Jean a houé toute la matinée dans son jardin. Son air comblé, heureux et sa figure benoîte laisse supposer qu’il est ravi de son travail qui a tout d’une œuvre d’art, mais plus rien d’un potager ! Les lignes sont superbement guillochées d’un bout à l’autre.  De plus, lorsqu’il trouve une oothèque de mante religieuse, il la met avec soin dans une boite transparente garnie de ouate et la cache avec précaution au fond de sa poche.

Alfred, qui avait dû subir une apocope à la suite d’une mauvaise chute, est souvent le dernier. De ce fait, il arrive parfois après la bagarre comme l’on dit et il loupe ce qu’il y a à voir. Par contre, c’est une aubaine lorsqu’il y a une corvée à faire (là, il traîne particulièrement la patte…) et lorsque nous allons nous promener avec les filles du village et que l’une d’elle a besoin d’un bras solide pour arriver au bout du chemin, là aussi, il ralentit le pas pour faire un brin de cour à la jolie demoiselle. Mais cette fois, il est le premier à avoir remarqué le travail étonnant de Jean et s’empresse d’aller raconter cela à ses amis au café de la place. Habituellement, tout jardinier qui se respecte fait des sillons tout ce qu’il y a de plus droit afin d’avoir des légumes plantés au cordeau. Henri et Alfred, ses acolytes, se demandent où il veut en venir et ces bizarreries commencent à faire romance. Tout le monde y va de son couplet et entre deux petits ballons, ça jute à tout va au comptoir d’Émile. On commence à se poser des questions sur les capacités mentales de Jean et certains vont même jusqu’à sous-entendre que son cerveau est devenu sélacien !

Tout à coup Jean pousse la porte du café et toutes les conversations cessent immédiatement. Il se tourne vers les uns et les autres avec étonnement, regarde ses chaussures qui sont bien mises à l’endroit, regarde ses vêtements qui à priori ne sont pas non plus à l’envers un peu salis par la terre, mais dans le bon sens puis se dirige vers ses compagnons accoudés au bar. Il commande un panaché bien blanc et demande à Henri ce qui se passe et pourquoi tous le regarde si bizarrement. Alfred prend la parole et lui explique que sa façon de jardiner intrigue bigrement le village. Émile poursuit en lui demandant comment il compte faire pousser des légumes dans des sillons aussi emberlificotés ! Jean, après avoir bu une gorgée, pose son verre sur le comptoir et leur explique gravement que, ayant lu un magnifique livre expliquant le langage des fleurs, il a décidé de ne plus faire pousser que des plantes fleuries et de les entremêler afin d’associer leurs qualités et leurs pouvoirs. Les consommateurs se regardent en coin et certains appliquent même un doigt sur leur tempe avec un mouvement rotatif indiquant qu’un boulon devait s’être décroché et devait probablement se promener joyeusement dans le crâne de Jean. Émile regarde Jean dans les yeux et lui dit qu’il est sans aucun doute devenu fada et lui dit qu’il n’est pas prêt de remplir son assiette avec de belles fleurs et de beaux sentiments. Henri lui demande également si les cocons qu’il tient précieusement enfoncés dans sa poche lui serviront de « viande » avec ses légumes pour le moins étonnants ! Ce que tous approuvent d’un hochement de tête ! Jean les toise et avec une moue hautaine leur rétorque qu’ils ne sont que de pauvres êtres terre à terre, pas poétiques pour deux sous. Qu’ils ne comprennent rien à la sensibilité des choses et que lui a enfin compris la valeur du « littéraire » et que désormais il ne se nourrirait plus que de beaux écrits et de la senteur de ses amies les fleurs ! Quant aux larves, c’est tout simplement pour que les bestioles qui en sortiront ne viennent pas dévorer ses tendres pousses qui sortiront de terre le moment venu. Il se dirige droit comme un « I » vers la porte, il l’ouvre et se retourne en éclatant de rire devant la tête ahurie de ses compagnons.

Après avoir repris son souffle, il se décide à leur expliquer qu’il prépare son terrain pour le concours des jardins fleuris et qu’il a cultivé ses légumes dans le potager de son frère en haut du village. Jean retourne au comptoir et lance à Émile : « Tournée générale ! Rien que de voir vos têtes cela valait la peine que je m’amuse un peu ! » Et tout le monde trinque au futur plus beau jardin de fleur du village  !

Le 7 mars 2008 - Brigitte Gueunier - Plume fragile

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